« Expecto patronum » et autres mauvaises formules des apprentis sorciers du numérique

En ces temps de modernisation des organisations du travail (télétravail, visioconférences, redéfinition des services, « concentration » des effectifs…), le numérique est au cœur de toutes les préoccupations ; exit les dinosaures avec leur crayon et papier (ça coûte des arbres) et vive l’électricité nucléaire verte.

Le 23 novembre, la revue Acteurs publics titrait : « 84 % des démarches phares de l’État sont réalisées sur Internet ». Bon, d’accord. Mais prenons Patronum. La FSU Culture a sonné l’alarme sur les difficultés qu’il pose, au quotidien, et comme bien d’autres systèmes du genre, dans les services patrimoniaux des DRAC et notamment des UDAP (les unités départementales de l’architecture et du patrimoine). Les résultats de l’enquête qu’on a lancée auprès d’elles viennent d’être mis en ligne. Ils confirment ce qu’on estimait : la mise en route chaotique de ce système crée un surcroît de travail pour les collègues et des situations très hétéroclites d’une UDAP à l’autre.

Patronum est un exemple parmi d’autres.

Car, à tous les niveaux, l’outil est devenu le maître du jeu : exigeant  – on doit toujours faire plus –, humiliant – quand ça ne fonctionne pas, qu’on ne comprend pas et qu’on passe un temps fou à chercher une solution –, énervant… Avez-vous essayé de planifier une réunion sur Teams via Outlook version Web ?

Or, sur ce sujet, les services publics se montrent particulièrement naïfs et sont des proies toutes trouvées pour les experts en tous genres, cabinets de conseils et start-up de la démat’ grassement rémunérés (vive la « méthode agile » !) qui nous vantent et nous vendent le rêve d’une meilleure Qualité-de-Vie-au-Travail. Un peu comme une publicité des années 50 aux ménagères : l’électroménager allait leur faire la vie facile !

Lassitude. Fatigue. Voilà pourtant à quoi nous condamnent la perte de maîtrise de l’outil et le recours systématique aux supports externalisés payants, lesquels ponctionnent toujours plus les budgets : l’abonnement au « 10.10 », le système de hot line de la centrale, coûte comme chacun sait un « pognon de dingue ».

Chacun désormais doit s’adapter aux solutions numériques… alors que, bien sûr, ce devrait être l’inverse. D’autant plus quand elles nous sont livrées non abouties ou inadaptées. Là, agent ou public, l’utilisateur devient cobaye. C’est à lui de remonter les incohérences des applications, de justifier que c’est lui qui a raison de se plaindre, d’attendre dans le stress qu’une solution soit trouvée, si tant est qu’elle finisse par l’être, et de tenter de continuer de travailler dans l’intervalle. Parce que, non, ce ne sont pas « tous les utilisateurs » qui décident des « évolutions », c’est un « COMOP » (Comité opérationnel de pilotage) de personnalités non utilisatrices qui prennent les décisions, et ce principe s’applique à toutes les nouvelles solutions informatiques !

En 2018, la FSU Culture dénonçait déjà, de manière un peu vintage, les craintes suscitées par la dématérialisation. Les politiques publiques appellent ouvertement à une seconde vie des objets ? Nous vous proposons le recyclage d’un ancien tract de campagne (ci-après). Il n’a pas pris une ride, tout y est : les baisses d’effectifs, le choix d’outils sans tenir compte des utilisateurs, l’absence d’études d’impact, le manque de formation, etc.

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Entre 2018 et 2022, des transformations majeures sont apparues.
Il y a quatre ans, le télétravail était un horizon lointain, une sorte d’utopie positive.
Covid oblige, il s’est installé durablement, pour le meilleur et pour le pire, au cœur de notre vie professionnelle. L’enquête que la FSU Culture a organisée l’été dernier auprès de l’ensemble des agents du ministère (voir : le quantitatif, les motifs de refus et les commentaires généraux) a mis en lumière ses aspects positifs et aussi ses aspects négatifs. Ces derniers parfois franchement toxiques.

Près de mille collègues ont répondu. L’un des résultats porte sur le caractère fondamentalement inégalitaire du télétravail :
– entre les agents dont les tâches sont réputées « télétravaillables » et les autres,
– quant aux conditions de son exercice : un agent logé dans un petit appartement, sans pièce dédiée, au milieu de l’agitation de la vie de famille, vivra le télétravail moins bien qu’un collègue habitant dans une grande maison,
– car soumis au bon vouloir de la hiérarchie qui accorde ou n’accorde pas les jours demandés en fonction de critères pas toujours limpides.

De plus, grâce à vos réponses, il a été possible de mesurer la manière dont les aspects sociaux du problème (la transformation des collectifs, les directives des hiérarchies, la fracture numérique, etc.) et ceux plus techniques (le choix des logiciels, la politique d’équipement des services, etc.) sont intriqués.

Dans notre vie courante, on s’est habitué aux réponses instantanées et à certains fonctionnements totalement inédits, notamment :
– à ce que la moindre de nos actions laisse une trace, et que la somme de ces traces constitue un double numérique sur lequel nous n’avons aucune prise,
– à ce que la puissance ne s’exerce plus uniquement à travers la domination économique mais aussi via des stratégies de captation de l’attention,
– à ce qu’aux dénominateurs communs de la culture de masse succède une information individualisée, répondant aux profils que l’économie numérique assigne à chacun d’entre nous.
Tout cela en moins de quinze ans et sans qu’on y prenne vraiment garde.

Or, au ministère, c’est la même chose que dehors, mais en plus raide et en moins efficace. La « dématérialisation » (tiens, il faudrait enquêter pour savoir qui a bien pu pondre un terme pareil) n’est pas seulement une question de technique, c’est un instrument de pouvoir avec juste un côté un peu déglingué. La tradition d’autoritarisme hiérarchique qui caractérise si bien notre administration, avec en plus le côté un peu Shadock, un peu foutraque de son organisation.

Ainsi, toujours selon vos réponses, on observe que, sur le sujet du télétravail, certains (les chefs) et pas d’autres ont le monopole de la parole qui les autorise à dire ce qui doit être fait et comment ça doit être fait. Mais aussi que ces outils sont très pratiques pour compenser des pénuries de moyens et de personnel et augmenter la productivité puis, dans un second temps, justifier une nouvelle phase de suppression d’emplois potentiellement considérés comme surnuméraires !

Le mouvement n’est pas nouveau et a commencé dès les années 90, lorsqu’on a vu apparaître les traitements de texte et disparaître les secrétaires. Depuis, il s’est amplifié et la « dématérialisation » (= suppression) concerne certes des tâches mais surtout des emplois, et particulièrement des emplois de catégorie C.

Et pour ceux qui sont encore là, la mise en insécurité par la valse des outils devient le lot commun. D’accord, l’informatique est un domaine qui progresse vite et il vaut mieux avoir des systèmes à jour, mais quand même : trois systèmes de visioconférence en deux ans (Teams, encore !), ça se rapproche du mal traitement.

Et puis les nouveaux systèmes qui viennent se superposer aux anciens, et ceux qui disparaissent dans la nature sans qu’on sache pourquoi…

Et puis l’explosion des exercices de « reporting », des tableaux et encore des tableaux avec de plus en plus d’indicateurs pour faire on se sait quoi, ou peut-être donner l’impression à la hiérarchie qu’elle garde le contrôle. À la fin on a cette impression de nourrir la machine et de ne plus avoir de temps pour son « vrai travail » avec le sentiment de ne plus rien faire correctement.

Et puis toutes les possibilités de surveillance contenues dans ces nouveaux outils, toujours susceptibles de combler les velléités de flicage de certaines hiérarchies…

Bref…

Allez, on va faire un petit florilège, à chacun de compléter :

Patronum/Plat’eau, Patriarche, Gestauran, Arp, Ishtar, Artemis
Mais aussi : RenoirH, Nestor, Goïa, Osmose, Chorus DT, Sémaphore, Safire, Estève, CISIRH… Résana, Teams, Maarch, Outlook.
Sans compter les systèmes locaux du style Octime ou Kelio.

C’est joli tous ces noms, ça a une certaine poésie, mais ça veut dire aussi qu’on vit dans un monde de fous.

Et comme Macron a flingué les CHSCT, nous allons être encore un peu plus entravés pour faire entendre raison à ceux qui décident.

Mais ça ne fait rien, la FSU Culture en a vu d’autres. Votez FSU ! On va continuer avec vous à veiller au grain concernant les outils numériques et les risques d’aliénation aux systèmes.

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