De la violence managériale : le Louvre, les DRAC et tous les autres au temps du mépris institutionnel

Chacun d’entre nous est confronté à des réformes qui touchent ses conditions de travail. Ces dernières années, celles-ci ont été tellement nombreuses, tellement fréquentes que tout se passe comme si nous étions entrés dans une ère de réformes frénétiques et permanentes.

Deux constats s’imposent :

D’une part, bien que toujours présentées comme un progrès, elles ne vont pas forcément, c’est le moins qu’on puisse dire, dans le sens d’une simplification des organisations, d’un meilleur service rendu au public et de meilleures conditions d’exercice de nos métiers.

D’autre part, l’expérience maintes fois renouvelée nous apprend que, en haut lieu, on a l’habitude de décider dans notre dos de réformes importantes pour notre avenir sans nous consulter, si ce n’est pour la forme.

Bien entendu, l’annonce de chaque nouveau projet donne lieu invariablement à des précautions rassurantes du type : « La réforme ne se fera pas contre les agents et elle ne se fera pas sans eux. »
C’est solennel et c’est tellement beau qu’on aimerait y croire.

Mais à moins de vouloir vivre à tout prix au pays de Peter Pan et de la fée Clochette, on n’y croit plus. La somme des réformes antérieures a amené une telle dégradation de nos conditions de travail que la confiance est rompue. Ce genre de discours passe aujourd’hui beaucoup plus pour un enfumage destiné à endormir notre vigilance que pour une déclaration de bonne volonté de la part de dirigeants sollicitant notre collaboration.

Le mythe de la concertation

Un trait commun à toutes les réformes, petites ou grandes, que nous subissons depuis une dizaine d’années, est qu’elles sont toujours censées être menées dans la plus grande concertation. Mais, à l’usage, le moment de cette concertation se révèle soit insaisissable soit sans substance.

Insaisissable : on annonce une concertation à venir sans laquelle rien ne saurait être décidé et puis hop ! tout d’un coup, on annonce que la décision a été prise « après concertation » ; entre les deux, rien, ou à la rigueur un vote arraché à la va-vite dans un CA (conseil d’administration) ou un CT (comité technique).

Sans substance : on réunit les agents dans des commissions, des groupes de travail, des focus groups, des groupes transverses, etc., et on les occupe jusqu’à plus soif pendant que les décisions importantes sont prises ailleurs et à huis clos.

La première méthode privilégie la rapidité. Elle est particulièrement appréciée par les dirigeants les plus brutaux, ceux qui veulent aller vite et qui tapent fort, partout et tout le temps pour ne pas laisser aux agents la possibilité de reprendre leur souffle. Cette méthode du coup de force et de la déstabilisation tous azimuts fut employée à grande échelle à l’époque de la RGPP, avec ses « audits flash » menés par des boîtes de consulting. Après une période d’accalmie liée au début de l’alternance, elle réapparaît en force depuis quelques mois.

La seconde méthode est plus fine mais elle prend plus de temps. Elle convient davantage à des dirigeants plus calmes qui ont besoin d’installer leurs projets dans la durée et de « tenir la distance » face aux agents. Elle est plus fine car, sous couvert de concertation, elle permet de « moissonner » quelques idées toujours bonnes à prendre pour perfectionner le projet. Que celui-ci recueille ou non l’adhésion des agents n’est absolument pas le propos ; dans les groupes de travail, on discute uniquement de « comment » il convient de le faire avancer et non pas de « pourquoi » on le mène et s’il est utile et intelligent de le maintenir ou au contraire de l’abandonner.

Ces deux méthodes semblent s’opposer mais, dans la pratique, le fin du fin du management technocratique consiste à les combiner adroitement. On occupe les agents sur « comment » on fait les choses et, en changeant de rythme, on renvoie la discussion sur « pourquoi » on fait ces choses à une instance qu’on presse de donner un vote formel. Et ça suffit pour dire qu’on a mené le projet en toute concertation !

Le « pourquoi » et le « comment » des réformes

Évidemment, le trucage est un peu grossier, mais ça marche. Sans doute, une vraie concertation consisterait à discuter loyalement du « pourquoi » et non pas seulement du « comment » d’un projet de manière à, éventuellement, l’infléchir, voire à carrément l’abandonner si la concertation le révèle par trop inepte. Mais cela ne fonctionne pas comme ça. Discuter du « pourquoi » des projets reviendrait à permettre aux agents de se prononcer sur l’opportunité même de lancer une réforme ; or, dans l’esprit de nos dirigeants, les agents sont là, d’abord, pour obéir.

Bien sûr, nous sommes tous des professionnels de la culture. Que nos métiers relèvent de la sphère technique, administrative ou scientifique, ce sont des métiers de la culture et nous avons des idées, voire une « expertise », comme on dit maintenant, concernant la juste manière de les pratiquer et de les faire évoluer. Mais, pour les promoteurs des réformes, ce n’est pas le problème. Eux et eux seuls sont autorisés à fixer le cap. Pour le reste, l’intendance doit suivre.

Est-il besoin de préciser que, pour nos dirigeants, les agents (« le stock » comme on dit en langage RH) relèvent de l’intendance au même titre que les bâtiments ou les collections ?

Autant dire que, même si les agents sont en mesure de prouver, à partir de leur expérience professionnelle, avec des arguments scientifiques et techniques tout à fait précis, que la réforme en question conduit tout le monde dans le mur, ils doivent obéir et se taire. C’est le sens du fameux « devoir de réserve » qu’on nous brandit comme un épouvantail chaque fois que ça va mal. Après les promesses de dialogue viennent les discours d’autorité sur le thème « garde à vous ! je ne veux voir qu’une tête ».

Et si l’on parlait du Louvre

Il n’y a pas de raison pour que le ministère de la culture n’ait pas, lui aussi, son barrage de Sivens ou son aéroport de Notre-Dame-des-Landes ; dans la série des gaffes monumentales, il lui fallait un projet d’envergure, c’est chose faite : les réserves du Louvre sont appelées à déménager à Liévin.

Paris-Liévin, c’est 200 km, 2 h 20 par l’A1 quand tout va bien. On peut douter que ça simplifie les mouvements d’œuvres, on peut être inquiet des coûts induits, on peut se dire qu’il faudrait a minima une étude d’impact qui prenne en compte tous les aspects techniques et scientifiques du problème, bref, on peut s’attendre à un peu de concertation. Et bien pas du tout ! Le projet de déménagement des réserves du Louvre illustre à merveille le propos général qui vient d’être exposé.

Résumons l’affaire : en 2002, la préfecture lance une alerte concernant l’éventualité d’une crue susceptible d’inonder les berges de la Seine, et donc les réserves qui se trouvent en sous-sol. Les collections concernées sont alors conditionnées pour, en cas d’alerte, pouvoir être remontées en moins de 72 heures, les gros objets étant déménagés hors du palais. Parallèlement, un projet de déménagement global des collections des réserves inondables est engagé et plusieurs sites sont visités par la direction (pas par les équipes scientifiques).

Le choix se porte sur Cergy-Pontoise, décision annulée par l’arrivée de la gauche au pouvoir, à la fois par souci d’économie et par manque d’entrain à faire des cadeaux aux municipalités de droite.

Quant au projet Liévin, présenté comme une continuité naturelle avec le Louvre-Lens (c’est tout à côté), il fait l’objet d’une première présentation au CA de novembre 2013, sous la forme d’un vote sur une « étude de faisabilité », suivi d’une seconde présentation à celui de juin 2014 où il est question, cette fois, d’approuver les conventions pour « la construction du centre de réserves du musée du Louvre dans la région Nord-Pas-de-Calais ».

Entre les deux, rien, si ce n’est des groupes de travail sur volontariat, chargés d’examiner « comment » on va faire. La concertation et le dialogue semblent bien se résumer à une première phase « on va faire une étude », immédiatement suivie d’une deuxième « on a fait une étude et on a décidé ». Qu’importe si les conservateurs élus au CA ont voté unanimement « contre » à deux reprises, avec des arguments de métier et des propositions raisonnables. Qu’importe si quarante-deux conservateurs sur quarante-cinq ont signé une lettre, aux termes très mesurés, pour alerter l’autorité politique sur les dangers que comporte cette opération pour les collections, pour le collectif de travail et, au bout du compte, pour le musée et son public.

La réponse de la ministre (28 octobre 2014) dit textuellement : « L’échange et le dialogue se poursuivront bien évidemment jusqu’à l’achèvement de ce chantier mais la solution retenue doit désormais être mise en œuvre sans délai, avec le concours de tous les agents, et notamment les conservateurs du patrimoine, à qui l’État confie la responsabilité des collections. » Celui qui a écrit la lettre ministérielle ne manque pas d’humour…

Et si l’on parlait des DRAC

L’affaire des DRAC est plus connue que celle des réserves du Louvre car elle est directement induite par la réforme territoriale en cours. Or, il est à peu près impossible d’ignorer que le président Hollande a décidé de réduire le nombre des régions françaises de vingt-deux à on ne sait plus trop combien. Elle est en revanche moins avancée, étant encore au stade de « on va concerter ». Parions que le stade « on a décidé et garde-à-vous » va suivre sans prévenir dans les mois qui viennent mais, pour le moment, « rien n’est encore décidé ».

Conséquence prévisible du redécoupage territorial : moins de régions, moins de DRAC. Simultanément, le président Hollande a également décidé de tuer les départements comme échelon politique tout en les renforçant comme échelon administratif, d’inventer un nouveau type de collectivités (les métropoles) et de permettre à n’importe quel niveau de collectivité de demander à exercer n’importe quelle compétence jusqu’ici exercée par un autre niveau, tout cela au nom de la « simplification ».

On peut comprendre que les agents des DRAC et des STAP (services territoriaux de l’architecture et du patrimoine) se sentent aussi à l’aise que des poissons dans l’huile de friture, l’avenir promet d’être chaud !
Tout cela n’est déjà pas facile à suivre, mais pour être sûrs de bien larguer tout le monde, nos réformateurs ont trouvé judicieux de lancer simultanément une « revue des missions ». L’idée est que, comme toutes ces réformes se déroulent sur fond d’austérité et de contraction budgétaire, il va bien falloir que l’État fasse des choix et, par conséquent, abandonne certaines missions. Donc, on demande aux services, notamment ceux des DRAC, de décrire ce qu’ils font de manière que, à un certain moment (on ne dit pas quand), il puisse être décidé (on ne dit pas par qui) de répartir les missions entre celles qu’il convient de garder (voire de renforcer un tout petit peu) et celles qu’il convient d’abandonner (au privé, aux régions, aux pertes et profits…).

Rappelons que les DRAC ont déjà été éreintées par une précédente décentralisation (lorsque les services de l’inventaire ont été transférés aux régions), ont été particulièrement décimées par les coupes claires menées à l’aveuglette par la RGPP et ont perdu leur identité puisqu’ils n’ont plus le droit de se réclamer du MCC (tout est signé par le préfet).
Comme la réforme de l’État se met en œuvre à l’interministériel (« c’est pas nous ! »), nos dirigeants locaux, visiblement, ne contrôlent plus grand-chose. Cela ne les empêche pas de faire comme si et de répéter à l’envi qu’il n’y a pas de danger (« ne vous inquiétez pas, les services ne vont pas déménager, les collectivités ne vont pas nous demander de délégation de compétence, et de toute façon, au bout du compte, c’est la ministre qui décide »).

Vendredi dernier, nous avons interrompu le comité technique ministériel parce que l’administration nous a avoué, tout en démentant, puis en démentant le démenti, que la région Bretagne avait obtenu un arbitrage « au plus haut niveau » (donc plus haut que la ministre) concernant ses demandes de délégation de compétence dans le domaine culturel. Décidément, on est bien parti…

Alors, que faire ?

Tout d’abord, reconnaître la réalité de l’agression.
Dans ces deux exemples (une réorganisation et une réforme) comme dans des dizaines d’autres que chacun d’entre nous a inévitablement rencontrés, les agents sont agressés par des mesures brutales qui percutent le quotidien professionnel, les missions et, au bout du compte, le service public. Que tout cela soit porté par ceux-là mêmes qui ont la charge de nos institutions et sont censés en garantir la pérennité, nous commençons à y être habitués, même si c’est un peu lassant. Restons donc vigilants : la haute fonction publique a trop souvent tendance se comporter à notre égard comme les patrons du privé.

Ensuite, apprendre à reconnaître les techniques de persuasion et de contrainte mises en œuvre.
La fausse concertation, la rétention d’information, l’intimidation, le dénigrement, le jeu sur les rythmes (on laisse pourrir et puis on accélère tout d’un coup), mais aussi la flatterie, les tentatives de récupération, etc., tout cela constitue un répertoire pas très joli et au bout du compte pas vraiment intelligent, mais ça marche.

Enfin nous organiser, car ça ne marche qu’aussi longtemps que la majorité des agents concernés se disent « à quoi bon lutter, on ne peut rien faire ».
Là, on rencontre le travail syndical : après la prise de conscience de l’agression et le repérage des techniques utilisées contre nous, l’organisation. D’abord, on se parle, on refait passer l’information et on construit ensemble un autre récit que celui qui nous est imposé par la hiérarchie. Ensuite, on fait connaître notre version à un public plus large que les seuls concernés, on prépare la négociation en informant l’opinion.

Et puis, agir.
Le travail syndical a deux faces complémentaires : l’action, c’est-à-dire les mobilisations visant à créer un rapport de force, localement ou nationalement, et le travail d’instance, dit de « dialogue social ». Ce sont des outils à la disposition des agents, ils doivent s’en saisir. Nos adversaires ne sont forts que lorsqu’ils arrivent à faire en sorte que les collègues s’indignent sincèrement en vain, et chacun dans son coin. Cette indignation inutile renforce et fige les positions hiérarchiques ; en outre, elle est dramatique pour la santé ! Bien sûr, on peut s’en remettre aux dispositifs de prévention des RPS (risques psychosociaux) que les dirigeants mettent en place pour combattre les conséquences des mesures qu’ils ont eux-mêmes provoquées (les réformes bien menées apportant à la fois le poison et le contre-poison !), mais, honnêtement, il vaut mieux ne pas se laisser rendre malade. Il vaut mieux lutter.

¡No pasarán !

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